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Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage, Dans les brouillards du soir
retourne à ses roseaux, Ses petits affamés courent sur le rivage En le
voyant au loin s'abattre sur les eaux. Déjà, croyant saisir et partager leur proie, Ils courent à leur père avec
des cris de joie En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, De son aile pendante abritant
sa couvée, Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux. Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte; En vain il a des mers
fouillé la profondeur; L'Océan était vide et la plage déserte; Pour toute
nourriture il apporte son cœur. Sombre et silencieux, étendu sur la pierre Partageant à ses fils ses
entrailles de père, Dans son amour sublime il berce sa douleur, Et,
regardant couler sa sanglante mamelle, Sur son festin de mort il s'affaisse
et chancelle, Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice, Fatigué de mourir dans un trop
long supplice, Il craint que ses enfants ne le laissent vivant, Alors il
se soulève, ouvre son aile au vent, Et, se frappant le cœur avec un cri
sauvage, Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu, Que les oiseaux des
mers désertent le rivage, Et que le voyageur attardé sur la plage, Sentant
passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes. Ils laissent s'égayer ceux
qui vivent un temps; Mais les festins humains qu'ils servent à leurs
fêtes Ressemblent la plupart à ceux des pélicans. Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées, De tristesse et d'oubli,
d'amour et de malheur, Ce n'est pas un concert à dilater le cœur. Leurs
déclamations sont comme des épées: Elles tracent dans l'air un cercle
éblouissant, Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
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Lorsque le vieux
poivrot lassé d'un long cuvage,
Dans
le brouillard du vin retourne à son hameau,
Sa
mégère en colère court sur le pavage
En
le voyant, au loin, embrasser un poteau.
Déjà
croyant saisir et corriger sa proie,
Ell'
court à son balai toute pleine de joie
A
l'idée d'assommer son ivrogne hideux.
Lui,
s'agrippant d'un bras à la borne trouvée,
Brusquement
restitue au trottoir sa cuvée.
Poivrot
mélancolique il regarde les cieux;
Le
vin coule à longs flots de ses lèvres entr'ouvertes;
Il
a de maints bistrots sondé les profondeurs,
Laissant
le cellier vide et la cave déserte,
Dans
sa cuite sublime il berce sa rancœur ;
Et
regardant couler le vin sur sa flanelle
Dans
un nappe écarlate, il s'affaisse et chancelle,
Ivre
de volupté, de pinard, de bonheur.
Ayant
au grand Bacchus offert ce sacrifice,
Fatigué
malgré tout de ce sombre supplice,
Il
craint qu'un flic ne vienne et le mette au violon;
Alors
il se soulève et se remet d'aplomb.
Se
frappant la poitrine, hurlant une menace,
Il
adresse au poteau un si funèbre adieu
Que
les chats effrayés s'enfuient dans une impasse,
Que
la vieille bigote attardée sur la place
Devinant
le poivrot s'écarte de ses lieux.
Et
c'est ainsi toujours qu'agit notre poivrot,
Il
laisse s'ennuyer ceux qui boivent de l'eau,
Restitue
son trop plein, morne et triste boulot,
Se
relève en tanguant et retourne au bistrot.
... Frédo
la Musette. Le Poivrot.
Dande
Andre
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