Joyeuses
Pâques
Jounieh,
le 16 avril 1960
Chers
amis du Grand Clos,
...où
tant d'amitié est enclose, je me hâte de vous souhaiter
"Joyeuses Pâques".
...cette
fois-ci je me dépêche un peu pour mon courrier car
des cours m'attendent et le Bac approche. Durant
ces vacances je veux encore taper à mes élèves quelques
données essentielles sur le roman, sur le réalisme,
le symbolisme et l'actualité littéraire. Je me suis
rendu compte qu'ils n'étudient que les cours du
prof et ne lisent rien d'autre par paresse et soleil
d'Orient avachissant.
Et
puis il y a déjà des jours de vacances perdus par
avance. Par exemple celui où Joseph viendra me prendre
avec sa bagnole pour aller passer la journée avec
deux autres amis dans la nature.
...on
a un peu vieilli tous les deux. Il se peut qu'en
63 il participera à la caravane automobile Liban-Europe.
Nous arriverons ensemble en klaxonnant dans l'avenue
principale de Langon avec un
grand drapeau libanais (inconnu pour les plouques).
On obliquera derrière le presbytère. Qui est-ce?...Qui
est-ce?... Les "battouères" tomberont
des mains des laveuses. On se fera ouvrir le passage
à niveau tout grand. Et au loin, le Grand Clos,
averti par avance, nous attendra avec des bouquets
de fleurs. C'est-ti fou tout ça? Et pourtant c'est
possible... On apportera à Annick des babouches
constellées, à Michèle du parfum d'Arabie, à la
vieille maman, un miroir magique... aux gars des
poignards ciselés, des cigarettes de Turquie et
des narguilés de cristal. Et les mille et une nuits
deviendront mille et un matins. Et que sais-je.
Baltos et Anjou...
Roger
Frin viendra nous rappeler "La Maison sous
l'Orage", mais l'orage a passé et la maison
est toujours debout.
Vous
devez comprendre que cette année je suis heureux.
Je le suis en effet. Une bonne classe de Première.
Des amis, de la sympathie. Peu d'amis, mais très
bien choisis. Je commence à comprendre que le bonheur
est simple. Auront-elles ce bonheur ces Miss qui
vont se faire élire à 4 kilomètres d'ici au bout de la
baie de Jounieh, au casino? Le devoir accompli et
la joie qui en découle : c'est tout.
Ma
vie est faite de petites joies. Un petit gars qui
n'a pas déjeuné parce qu'il s'est levé trop tard
et qui, à 10 heures, sentant la faim dans son petit
ventre, vient me prendre par la main et me dire
: "Frère Tristan, je n'ai pas déjeuné - Descends
au réfectoire pour aller voir Jacques. - J'ai peur
qu'il me gronde." Je descends avec lui, calme
le gros Jacques qui n'aime pas les paresseux (mais
le mioche à 6 ans à peine), et je lui fais donner
du pain et du chocolat.
C'est
un autre bout de chou, mignon comme un ange rose,
qui, ne sachant pas un mot de français, me baragouine
en Arabe quelque chose comme je traverse sa
cour. Je l'envoie par signe au Frère surveillant
occupé à faire jouer un groupe au ballon. Mais il
n'en veut pas et il me montre son gentil petit cou
déchiré par une large balafre : coup de griffe ou
de poinçon. Que faire? Il me prend par la main,
m'entraîne et m'indique son agresseur occupé à jouer
aux billes. Je tire les oreilles. Je gronde. Je
donne deux ou trois tapes sur les fesses. L'agresseur
pleurniche à son tour et... Justice est faite!
Ce
sont quatre petits frères, si beaux qu'ils serviront
en couverture de "Contacts", 13,12,
10 ans mais bien préservés et bien élevés, timides
comme des colombes et doux comme des agneaux frisés
de laine. La maman tombe malade brutalement. Je
lui avais rendu visite trois jours avant pour obtenir
sa permission d'imprimer ces quatre jolis minois.
Opération au foie. Roger l'aîné a depuis hier les
larmes aux yeux. Foufou, le second, se renferme
dans un coin de la cour. François le troisième me
cherche comme un poussin égaré. Quant à Jeannot,
hélas! c'est une petite loque, lui si rieur à longueur
de journée. Un petit chien foutté. Le soir la maison
est grande et vide. Le papa est à l'hôpital veillant
jour et nuit, la chère malade. Je dis un mot de
consolation à Roger, arrange un épi des cheveux
de Foufou, caresse les jumeaux François et Jeannot
et leur promet d'aller voir la maman dans l'après-midi.
Que faudra-t-il lui dire?... Que Jeannot l'aime
bien, qu'il est bien sage, lui le turbulent... "Oui"
me dit Jeannot, un gros oui qui sort du coeur. Et le
soir je raconterais tout ça à la maman en lui remettant
la photo agrandie de ces quatre anges qui lui souriront
pour hâter sa convalescence. Elle doit rentrer ces
jours-ci à la maison pour finir de se rétablir.
"Donc,
je marche vivant dans mon rêve étoilé" (Victor
Hugo)
espérant
que tous ces menus faits, la trame de ma vie quotidienne,
vous rappellera le Frère Yves du passé et...
vous fera prier un peu, ou beaucoup pour lui.
A
bientôt de vos nouvelles.
Joyeuses Pâques!
Tristan
Dumanoir (Yves Cariou)
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