Voici une heure je dégermais mes pommes de terre, opération
fastidieuse qui vous noirci le bout des
doigts aussi efficacement que le porte-plume de mon enfance et avec le même mal
de dos. Mal de dos de l'élève mal assis à moitié affalé sur son bureau la
langue à la commissure des lèvres sous l'application et le sérieux du travail à
rendre dans les meilleurs délais. Mal de dos du dégermeur de tubercules piétinant debout devant un étal à sa hauteur ou accroupi s'il a décidé d'effectuer cette
opération au niveau du sol; et vous savez comme la terre est basse !
J'étais donc, voici tout juste une petite heure à dégermer.
Mais que fait un Pol dans une telle situation ? Il réfléchit, il pense, il
gamberge, il imagine, il voyage. Ses méninges entrent en effervescence, en fusion,
son
cerveau s'embrase et fume à tel point qu'un indien cheyenne situé à un
kilomètre sur la colline d'en face, la main en visière décrypte sans difficulté
et traduit au fil du vent pour son collègue apache dont la deuxième langue est
malheureusement le sioux les gros nuages libérés sous les intenses
bouillonnements cérébro-spinaux du penseur infernal.
Du moins eusse été ce qu'eût pu voir cet indien sur sa colline
si contrairement au fait du moment présent, certifié et avéré par constat
d'huissier si le cœur vous en dit, Pol ne fut pas confiné – sur sa seule
décision propre, unitaire et intrinsèque - dans son cellier pour cette
opération… mais passons.
Pol dégermait donc et pensait - Rabelais aurait sans doute
balancé entre "dégermer en pensant" et "penser en
dégermant" – il est certain qu'il ne dégermait pas en pensée : l'acte
était bien réel et physique… il pensait. Mais à quoi donc ? Eh bien, tout
naturellement à Parmentier : qui dit "pommes de terre"… Pol expert en
vers (et en verres) rima Parmentier avec dentier. Et de là à imaginer la suite…
Il imagina !
Parmentier avait-il un dentier? Ou, plus simplement, quel était l'état de sa
dentition. L'histoire certainement apocryphe qui le désigne comme l'inventeur
du hachis portant son anthroponyme peut laisser perplexe. Du moins l'idée qu'il
inventa pour lui-même cet écrasé de pommes de terre communément appelé purée, recommandé et apprécié par tout individu
souffrant de gingivite ou n'ayant plus que des molaires et incisives en chicots
ou détenteur de râtelier insuffisamment performant, cette idée ne tient
pas si l'on s'attarde un tant soit peu à
l'homme et à son parcours professionnel. En effet, comme vous le savez, Antoine
Augustin Parmentier militaire était avant tout apothicaire et qui plus est
nutritionniste, c'était un maniaque de la propreté et de l'hygiène. Nul doute
que s'il eût été ce voyageur ayant importé du Pérou (ce qui ne fut pas le cas)
cet aliment de base sauveur de tous les foyers peu argentés, il ne serait pas
revenu scorbutique, les dents déchaussées et les gencives purulentes. Non, les
bienfaits de la vitamine C il connaissait. Parmentier possédait un dentier en
béton même sans Colgate ni Signal, il utilisait bien entendu cette eau "balsamique et spiritueuse*
" inventée par Julien Botot le médecin de Louis XV et les vers écrits en
1239 par le médecin-poète Jean de Milan trottaient matin et soir dans sa tête
au moment des séances biquotidiennes de soins dentaires, à tel point que
parfois sa femme de chambre l'entendait les déclamer tout haut d'une voix de
stentor; je vous les livre :
"Frotte tes dents et les tiens nettes
Rien n'est si laid quand tu caquettes
Ou ris, de voir sous ton chapeau
Des dents noires
comme un corbeau
Qui te donnent mauvaise haleine."
C'est dire ! Non, Parmentier avait d'excellentes dents et
s'il inventa la purée c'est uniquement dans le but de satisfaire le roi Louis
XVI …mais suite à un malentendu !
En effet, un jour ou notre pharmacien militaire avait abusé
de la lotion Botot – suite à une légère douleur enregistrée dans sa deuxième
molaire de gauche en partant de la droite - il usa plus que nécessaire de l'eau
plus spiritueuse que balsamique (revoir le dernier élément de la composition),
y prit goût, multiplia la posologie, à tel point que le soir venu, un peu
éméché, il chantait sans retenue les vers de Jean de Milan qu'il avait mis en
musique… et à sa sauce !
Le soir même, Louis XVI et Marie-Antoinette donnait un dîner
où la pomme de terre, sous les recommandations de notre biberonneur du moment,
devait être la reine (autant que l'on puisse l'être en présence de l'épouse du
roi). Et le nouveau Bacchus exceptionnellement hic! maître hic! de cérémonie
pour l'occasion hic! maître-queux et cuisinier en chef hic! se rappela ses
responsabilités dans l'édification des différentes recettes devant promouvoir
le tubercule. Il se précipite aux fourneaux et met en branle sa première
recette toute simple, des pommes de terre déshabillées à l'eau (pas balsamique...
ni téléphonique)
salée tout en chantant son air préféré avec
des paroles de circonstance dont je vous livre le texte :
" Ce soir le roi Louis et Marie-Antoinette
Me commandent ainsi de coiffer la casquette
De maître cuisinier, de porter le drapeau
De recette nouvelle mariant le turbot.
Je trouverai le style
inspiré par Silène."
(P.S.
Admirez la concordance des rimes avec les vers précédents
!)
Et durant toute la cuisson – trente minutes comme chacun
sait – toujours sous l'effet grisant de la potion dentaire, il continua à chanter,
crier, bramer de plus belle, heureux de sa trouvaille et de leur à-propos, ces derniers vers dont il se gargarisait mais de plus en plus irritant
pour l'escouade de commis à son service. Cela devenait insoutenable, lorsque
vers la fin de la cuisson, un petit mitron encore plus exaspéré, ne tenant plus,
sans vraiment soupçonner les conséquences de son intervention, osa lancer aux
oreilles du nouveau cordon bleu : "Ah! Maître, écrasez s'il vous plaît,
écrasez!"... lui signifiant ainsi de la boucler.
A ce stade de notre récit il nous faut apporter une précision importante, à cette époque prérévolutionnaire
une telle interjection "écrasez!" si ce n'est dans certains culs-de-basse-fosse où notre
larbin avait fait ses classes, n'avait pas le sens argotique et trivial ordonnant
à un interlocuteur de se taire que nous lui connaîtrons deux siècles plus tard;
écraser n'était connu que par son sens premier de briser, compresser ou réduire…
d'où la confusion pour la suite des événements.
|
Sur le moment un silence sidéral envahi la salle, tous les regards étonnés pour ne
pas dire effarés se portèrent à la fois sur l'insignifiant ciron auteur d'une telle intrusion dans les envolées
lyrique du nouveau concertiste et sur le chef d'orchestre exhalant les
dernières vapeurs de son addiction momentanée mais non rémanente au spiritueux
médicament. Comment un gâte-sauce de troisième zone pouvait-il se permettre de
donner des conseils ou la moindre suggestion au dieu de l'Olympe? A la surprise générale l'effet redouté d'une
telle forfaiture se traduisit, on l'attendait, d'abord par un arrêt brutal du
ténor en plein ascension suivi plus étonnamment par une expression très
interrogative du même soliste : "Ecraser ? Ecraser … tiens, pourquoi pas ?
C'est une idée !" Dit-il tout haut. Les pommes de terre déshabillées
venaient juste de terminer leur cuisson. Parmentier prit un pilon et à même la cocotte,
dans un reste d'eau salée, il écrasa les tubercules; et comme l'imagination de
ce digne successeur d'Apicius et de Vatel était sans limites l'idée d'y ajouter
certains ingrédients complémentaires lui traversa l'esprit tout naturellement.
Et c'est ainsi que cette fois, grisé par sa trouvaille ainsi que par son sens
inné de l'innovation, il resta sur le même registre musical tout en ajoutant un
a un de nouveaux composants à cet écrasé de pommes de terre, ce qui donna :
"Voilà je mets dedans le lait de Marinette
Quelques grains de poivre comme pour la blanquette
Un gros morceau de beurre ajout bien à propos
Deux trois brins de persil pour faire encor' plus beau
Une touche finale : un soupçon de cannelle."
(P.S.
Las! Ici il y a une inversion sur la dernière rime!!!)
La purée était née
!
L'histoire renchérie en laissant entendre qu'à la vue de
cette composition Parmentier aurait rajouté :"Au moins, avec ce plat, les
mauvaises dents de notre sire Louis seront bien gardées!" C'est mal
connaître l'histoire de nos souverains. Parmentier n'ignorait pas que si le grand-père
de son grand-père, Louis XIV, avait et eut toujours de très mauvaises dents, ce
n'était en rien le cas de Louis XVI qui lui les avait excellentes et qu'elles
n'eurent d'ailleurs guère le temps de se gâter vu le sort qui lui fut donné...
les dents tombèrent tout naturellement avec la tête
balayant pour le coup toutes potentialités de détérioration
ultérieure et sénile.
Pol
Encas (purée de quatre heures)
*Composition de l'eau balsamique et spiritueuse du docteur Botot:
badiane, girofle, cannelle, benjoin, essence de menthe et alcool à 80°
(retour au texte)
|